Deux millions. C’est le nombre de professionnels de santé qui manquent à l’Afrique et à l’Asie pour pouvoir assurer des soins aux populations, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Même si l’Afrique reste à ce jour relativement épargnée par la crise sanitaire actuelle, ce déficit met en difficulté des millions de personnes au quotidien. Selon une enquête de l’institut de sondage panafricain Afrobarometer, 53 % des Africains déclarent avoir manqué de soins nécessaires au moins une fois au cours de l’année écoulée. Mais l’Afrique peut compter sur un secteur qui peut répondre à ses attentes : l’e-santé.
Assurances santé mobiles, valises médicales, ou encore centres de téléconsultation : les initiatives, boostées il y a peu par la pandémie, ne manquent pas sur le continent. Christian Tcham, médecin urgentiste en région parisienne et fondateur d’Africa-med, en a fait son cheval de bataille. Depuis huit ans, sa société fournit des solutions d’assistance médicale pour les entreprises et les particuliers, et apporte son expertise dans l’audit et la réorganisation des systèmes sanitaires. Son dernier projet ? E-SAME, « une plateforme africaine de télémédecine tout-en-un ». En quoi consiste vraiment son originalité ? Que pense Christian Tcham du développement de l’e-santé en Afrique ?
UCE : pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne E-SAME ?
Christian Tcham : E-SAME est une plateforme tout-en-un qui regroupe toutes les caractéristiques de la télémédecine : la téléconsultation – bienvenue en période d’épidémie –, la téléexpertise, la téléassistance et la télésurveillance. L’accès y est gratuit pour le patient qui renseigne son dossier médical avec toutes les données qu’il a en sa possession. Lorsque ce dernier fait une demande, l’un des soixante praticiens inscrits sur E-SAME reçoit un SMS ou un mail et fixe un rendez-vous.
Quels sont pour vous les avantages de votre plateforme ?
La gestion du dossier médical est un des points forts de E-SAME. Cette option permet au patient de partager des informations le concernant avec le spécialiste qu’il souhaite. Nous avons par exemple intégré à la plateforme un logiciel de lecture d’imagerie qui permet au médecin de pouvoir lire des IRM, scanners et radio de qualité. C’est un sacré atout car en général près de 80 % des patients perdent ces images. Parfois, certains patients sont également obligés de les prendre en photo avec leur portable avant de les transférer à un spécialiste. Ce qui l’oblige à faire son diagnostic sur des images de mauvaise qualité et qui pose un problème de sécurité des données. Sur E-SAME, ces informations sont conservées en toute sécurité.
Deuxième avantage : l’accès à la plateforme pour tous, quel que soit son lieu d’habitation. Un patient isolé, vivant en milieu rural et qui ne peut se déplacer, peut avec E-SAME bénéficier de l’avis d’un expert qui, s’il le souhaite, pourra également consulter le comité scientifique que nous avons mis en place. Pour les praticiens, la plateforme est aussi un lieu d’échanges et d’apprentissage.
Qui constitue la cible principale d’E-SAME ?
La plateforme s’adresse en priorité aux patients atteints de maladies chroniques et qui ont besoin d’un suivi médical régulier. E-SAME permet bien souvent d’avoir un deuxième avis médical, après les premières conclusions d’un médecin local. Tous les paramètres vitaux – tension, rythme cardiaque – sont renseignés dans le dossier médical, chaque jour. Le médecin peut le consulter et ainsi voir l’évolution de ces données pour adapter le traitement. Selon la situation, il peut faire une ordonnance qu’il intégrera au fichier du patient et qui pourra être envoyée à une pharmacie partenaire certifiée par nos soins. Un bon point lorsque l’on sait qu’en Afrique un médicament sur dix est contrefait.
Votre société Africamed fournit déjà des solutions en e-santé aux Africains. Pourquoi avoir créé E-SAME ?
En Afrique, le déficit d’accès aux soins est monstrueux. Il est si grave que plus il y a d’outils à la portée des populations, mieux c’est. Ce constat se vérifie surtout en zone rurale car les infrastructures de santé sont souvent concentrées dans les grandes villes, voire dans certains pays, dans les seules capitales. Si E-SAME permet d’avoir un avis médical partout, elle évite aussi l’engorgement des hôpitaux sur place et les dangers dus aux déplacements des patients comme les accidents de la route nombreux dans certaines régions du continent. La plateforme permet aussi à la diaspora, très présente sur les sujets de santé, à s’impliquer. Un membre de la famille peut en effet prendre un rendez-vous pour un proche et payer la télé-consultation directement. Cela évite les transferts d’argent et donc les taxes auxquelles ils sont assujettis.
Pourquoi vous êtes-vous lancé dans le secteur de l’e-santé il y a huit ans ?
Lorsque j’allais exercer en Afrique, je faisais face à un problème récurrent : il y avait toujours une grande différence entre l’état dans lequel étaient annoncé le patient et son état réel. En cause ? Le manque d’informations médicales, l’absence de dossier et de suivi. L’idée était donc d’anticiper cette situation. La télémédecine est cet outil qui permet la centralisation des données.
Sur place, j’ai aussi pris conscience du problème de concentration des spécialistes dans les grandes villes. Pour les patients, cela demande beaucoup de temps et d’argent. Pour aller consulter, il doit payer son déplacement et son logement une fois sur place le temps d’avoir un rendez-vous. Une situation qui en décourage plus d’un. Résultat, les populations isolées ne se soignent pas.
Pensez-vous que les gouvernements du continent ont saisi l’opportunité que peut représenter la télémédecine dans leurs systèmes de santé ?
Aujourd’hui, l’e-santé est de plus en plus prise au sérieux, les autorités commencent à prendre conscience de ses avantages. En 2012, le gouvernement ivoirien l’a d’ailleurs intégrée dans la réforme de son système de santé. Mais il faut reconnaître que c’est un peu le seul. Avec la pandémie actuelle, cela pourrait beaucoup changer.
Justement, presque six mois après l’apparition du Covid-19 en Afrique, peut-on dire que l’e-santé a été utile dans la lutte contre la maladie ? La crise sanitaire mondiale pourrait-elle engendrer une réflexion plus globale sur le secteur ?
Depuis la crise du coronavirus, il y a eu beaucoup d’initiatives en termes de téléconsultation, ce qui permet par définition la distanciation sociale. Cette pandémie nous pousse à en comprendre les enjeux et à agir dans l’intérêt du patient. Mais la situation actuelle pourrait permettre l’émergence d’autres pans de la télémédecine comme la télésurveillance, moins répandue.
C’est un secteur qui pourrait beaucoup apporter en Afrique où aujourd’hui beaucoup de gens, quand ils sont malades, pratiquent le confinement volontaire. Ils ne veulent pas aller à l’hôpital. L’e-santé, qui libéralise l’accès aux soins, c’est moins de temps perdu pour tout le monde. C’est pour cela qu’elle a autant de succès, et ce, partout sur le continent.
Quelles sont les difficultés aujourd’hui pour un entrepreneur de l’e-santé en Afrique ?
Pour moi, le premier problème, c’est de trouver les ressources humaines. Ce n’est pas toujours évident de trouver des profils adaptés aux solutions que l’on veut développer. La deuxième difficulté, ce sont les finances. Pour ma part, j’ai créé E-SAME sur fonds propres car je voulais que la plateforme soit rapidement opérationnelle. L’état du réseau Internet peut également vous compliquer la tâche. Mais avec le développent de la 3G, et même de la 4G et de la fibre dans certains pays, cela devient de moins en moins un problème. Cela permet de proposer aux patients et utilisateurs d’e-santé des consultations abordables.
Des plateformes telles que la vôtre, lesquelles contournent les difficultés habituelles rencontrées par les praticiens, pourraient-elles permettre aux médecins formés en Afrique de rester sur place ?
Cela fait partie des objectifs. E-SAME implique déjà les centres de santé locaux, au Cameroun par exemple. Quand un geste physique est à faire, les médecins locaux peuvent se déplacer. Ces échanges entre professionnels locaux et étrangers, ce partage de connaissances, permettent aux deux entités de se former en continu. Ce genre de pratique permet aussi aux médecins basés en Afrique d’augmenter leur patientèle au-delà de leur cabinet et donc leurs revenus. Tous ces avantages font de l’e-santé en Afrique un outil à promouvoir pour endiguer le départ des ressources humaines. Le secteur donne également aux médecins de la diaspora la possibilité de prendre en charge des patients africains, et de se constituer un carnet d’adresses. Ce qui peut le préparer à un éventuel retour.